Le B-A-C-H au centre du clavier
L’étendue-type des claviers de clavecin
construits dans les premières décennies du XVIIIe siècle est de quatre octaves
et demie, précisément de sol-1 à ré5 :
C’est l’étendue requise pour la musique
écrite dans le même temps, par exemple par Couperin, Rameau (à une exception
près : le quatrième
Concert
exige un clavier de cinq octaves, de fa à fa) et Johann Sebastian Bach :
la
Clavier Übung de ce dernier, qui regroupe et ordonne la
quasi totalité des œuvres qu’il
a lui-même publiées, exige en effet cette étendue (alors que le
Clavier bien tempéré, par
exemple, ne nécessite rien d’autre qu’un clavier de quatre octaves).
Or il est un fait extraordinaire, qui
semble avoir échappé jusqu’à présent à l’auscultation continue de l’œuvre et de
la vie du Maître : les deux touches
centrales de ce clavecin de sol à ré sont, très précisément, si bémol et si naturel
– qui correspondent dans la notation musicale allemande respectivement aux lettres B et
H, c’est-à-dire bien sûr aux lettres extérieures du nom de Bach :
De part et d’autre de ces deux touches
exactement centrales se trouvent la et do, correspondant aux deux lettres
intérieures du nom de Bach, A et C. Il nous paraît extrêmement douteux que ce
fait ait échappé à Bach, tant on l’imagine à l’affût des phénomènes qui
pouvaient découler de son nom. Que la découverte de ce hasard quasi miraculeux
(aucun autre compositeur n’aura jamais pu se targuer d’avoir les lettres de son
nom absolument au centre de son instrument) ait pu renforcer, s’il en était
encore besoin, l’idée de sa prédestination, nous ne le savons pas ; une
chose est sûre en revanche : ni ses aïeux, ni ses descendants n’auront pu
connaître ce clin d'oeil du destin, puisque l’étendue sol-ré ne
représente qu'une étape (l’une des dernières) de l’extension permanente des
claviers que le clavecin a connu au cours de son histoire – encore quelques années et les claviers iront de fa à fa,
alors qu’à l’époque des années d’apprentissage de Bach, ils n’avaient généralement
que quatre octaves. Inutile de dire que Johann Sebastian n’est pour rien dans
cet état de fait. Mais ce qui lui appartient est l’utilisation qu’il aura pu en
faire. Nous allons donc examiner ce qu’il en est, en étudiant pour commencer la
structuration des deux premières parties de la Clavier Übung, en se
penchant ensuite sur la triple fugue inachevée dans laquelle, on le sait, le
Maître a écrit une fugue sur son nom.
Un plan tonal en expansion
Rappelons brièvement l’histoire de la Clavier Übung. A partir de l’automne 1726, Bach fait paraître des suites pour clavecin, auxquelles il donne le nom de Partitas, au rythme d'une par an environ. Cinq Partitas ont ainsi été gravées lorsque, le 1er mai 1730, un journal local,
le Leipziger Post-Zeitungen, annonce
la publication prochaine de deux nouvelles Partitas.
Néanmoins seule une sixième et dernière verra le jour. Enfin, en 1731, les six Partitas sont réunies, dans leur ordre de publication, dans un recueil que Bach intitule Clavir
Ubung (sic). Il ajoute qu'il s'agit de son Opus 1, ce qui suppose la préméditation d’au moins une deuxième partie : ceci sera
chose faite en 1735, avec la publication d’un second volume regroupant le Concerto nach Italiœnischen Gusto (que nous appellerons dorénavant
par son nom français de Concerto italien) et l’Overture nach Französischer
Art (Ouverture dans la manière française) ; puis, en 1739, vient le tour d'une 3ème partie, composée
essentiellement de pièces d’orgue constituant le matériau musical nécessaire à
un office luthérien, enfin en 1741 ou 1742 ce sont les Variations Goldberg qui intègrent la Clavier Übung.
Nous allons maintenant laisser de côté les
deux dernières parties de la Clavier Übung pour nous concentrer sur les deux
premières. Le plan tonal adopté par Bach dans celles-ci est singulier et unique. Nous pouvons le représenter par le schéma
suivant indiquant les toniques successives :
Voici, plus précisément, les tonalités de chacune des œuvres :
Si
mineur : Ouverture à la française
Si
bémol majeur : 1ère Partita
Do
mineur : 2ème Partita
La
mineur : 3ème Partita
Ré
majeur : 4ème Partita
Sol
majeur : 5ème Partita
Mi
mineur : 6ème Partita
Fa
majeur : Concerto italien
Bach
a choisi les tonalités de telle sorte que, d’une œuvre à la
suivante, les intervalles sont croissants (depuis la seconde mineure entre si et si
bémol, jusqu’à la septième majeure – renversement de la seconde mineure – entre
mi et fa) et alternativement descendants et ascendants : ce plan n’a jamais constitué un mystère. De plus, on n’a pas
manqué de relever que les toniques des
trois premières
Partitas correspondent aux trois premières lettres du nom de Bach
. En
revanche, comme nous le disions, une observation nouvelle est que cet univers tonal en expansion part du centre
même du clavier (si naturel et si bémol) pour lequel ces œuvres ont été
conçues : le clavier (ou plutôt
les
claviers puisque le
Concerto et l’
Ouverture en appellent explicitement à
un instrument à deux claviers) d’un clavecin de quatre octaves et demie, de sol
à ré. Nous nous contenterons de relever le fait, sans chercher à en induire une
quelconque signification, laissant cela à d’éventuels successeurs : non
que nous méprisions ce genre de réflexions mais, s'agissant de Bach, une pléthore de commentaires
de nature parfois un peu ésotérique a éveillé une certaine suspicion à
leur égard.
Examinons au passage la question de la relation entre les deux premières parties de la
Clavier Übung. Nous
nous souvenons que le 1
er mai 1730, un journal annonçait la
naissance prochaine d’une septième
Partita.
De là, certains commentateurs en ont inféré l’existence d’une hypothétique
Partita en fa majeur, à laquelle Bach
aurait alors renoncé pour des raisons inconnues. Il nous semble plus solide de
penser que cette ‘’septième
Partita’’
désignait en réalité l’
Ouverture à la
française à venir, voire le
Concerto
italien (en fa majeur comme on le
sait) : que celui-ci ait été désigné comme une ‘’partita’’ par une
publicité de l’époque n’aurait rien pour nous surprendre, à moins que nous n'apprenions que Bach en
personne avait rédigé l’annonce – les préludes et fugues du
Clavier bien tempéré ne sont-ils
pas nommés ‘’suites’’ dans certaines sources anciennes
?
En somme, nous nous rangeons complètement à l’avis de Martin Gester
qui
pense que les deux premières parties de la
Clavier
Übung forment un tout sur le plan
tonal, autrement dit que le fa majeur nécessaire à la logique tonale de Bach
est celui du
Concerto, et non celui
d’une hypothétique
Partita. Pour le reste, Bach y réunit les goûts français et italien qui se partagent alors les faveurs du public européen, et peut-être plus qu'ailleurs dans ce que nous appellerons l'Allemagne (le pays n'existant pas encore).
Dans notre schéma, nous avons mis en tête et entre parenthèses le si naturel,
parce que cette logique tonale que nous venons d’évoquer l’exigeait pour être
pleinement rigoureuse. Maintenant, en réalité, on le sait, l’œuvre à laquelle
correspond ce si naturel, l’Ouverture
à la manière française… n’ouvre
pas ! Elle a été, au contraire, reléguée par Bach à la toute fin du parcours.
Cela peut sembler d’autant plus surprenant que, de ce fait, la Clavier Übung commence par un beau mais court prélude (deux pages), celui
de la 1ère Partita, alors
qu’elle aurait pu faire son entrée par la monumentale ouverture qui donne son
nom à toute la suite en si mineur. D’ailleurs, Bach ne commence-t-il pas la 3ème
partie de sa Clavier Übung par une ouverture à la française,
n’en fait-il pas de même avec la 4ème partie, puisque la seconde
moitié des Variations Goldberg débute, là encore, par une
ouverture à la française ? A cela nous répondrons trois choses : la
première, c’est que Bach aime aussi commencer ses cycles par une œuvre
relativement simple et courte, gardant la plus longue et la plus complexe pour
la fin (voir par exemple les Suites
dites anglaises, celles pour
violoncelle, etc.) ; ensuite, le prélude de la 1ère Partita, aussi court soit-il, n’est pas
exempt de grandeur et, surtout, commence par un accroissement des intervalles jusqu’à l’octave, ce qui n’est pas sans rappeler de façon troublante le
principe fondateur de la Clavier Übung même, tout au moins de ses deux
premières parties ; enfin, il n’y a tout simplement pas à discuter, Bach a
fait son choix, souverain, et auquel il doit y avoir une raison. La raison qui
nous semble la plus évidente, c’est qu’en gardant l’Ouverture pour la fin, la 1ère partie de la Clavier Übung commence dans la tonalité de si bémol majeur, autrement dit
par la lettre B, et la 2ème partie finit en si mineur, par la
lettre H donc. Ainsi Bach signait-il de son nom une aventure musicale qui s’inscrit,
comme ce nom, au milieu même du clavier pour lequel elle a été conçue. En
extrapolant un peu, on pourra imaginer que, si les deux premières parties de la
Clavier Übung constituent bien un cycle, on peut, au moins en pensée, la
considérer comme une boucle, la fin de la 2ème partie s’enchaînant
sur le retour de la 1ère.
La triple fugue inachevée
On le sait, Carl Philipp Emanuel Bach,
lorsqu’il a fait graver l’
Art de la Fugue de son père, juste après la
mort de celui-ci, a inclus une fugue inachevée, ainsi qu’un choral (
Wenn wir
in höchsten Nöten sein). Carl Philipp a écrit que le
compositeur est mort avant d’avoir achevé sa fugue, qui serait ainsi sa
dernière œuvre, si l’on excepte peut-être le choral, qu’il pourrait avoir dicté
de son lit de mort. Pour la plupart des commentateurs, il ne s’agirait cependant que
d’allégations, peut-être afin de vendre quelques exemplaires supplémentaires de la gravure – nous doutons pourtant que Carl Philipp ait jamais songé à s'enrichir avec une œuvre aussi peu commerciale... En effet, le manuscrit de
ladite fugue est autographe, et écrit d’une main très sûre. Or, personne
n’ignore que Bach a souffert de troubles oculaires très sérieux à la fin de sa
vie, ayant dégénéré en une
quasi cécité lors des derniers mois. Il ne nous
plaît pas beaucoup, cependant, de mettre la parole de Carl Philipp en doute. Peut-être y verra-t-on de notre part de la naïveté hors de mise dans un travail musicologique,
mais il nous semble inconcevable que le fils ayant le plus fait pour la mémoire
de son père ait pu, pour des raisons bassement matérielles de surcroît, affabuler autour de
la mort de celui-ci (tout en prônant la sincérité en art dans son
Versuch…).
D’autant que les exemplaires de la gravure de l’
Art de la fugue devaient
être destinés à circuler pour une bonne part parmi les proches de Johann Sebastian,
notamment d’anciens élèves (les amateurs n'ont jamais éprouvé beaucoup d’attraits pour cette oeuvre…) : on peut imaginer que quelques-unes de ces personnes étaient
suffisamment renseignés sur Bach pour avoir été en mesure, le cas échéant, de
prendre Carl Philipp en flagrant délit d’arrangement avec la vérité.
Il existe heureusement une possibilité de
faire confiance à Carl Philipp : la nécrologie (1754) signale qu’une dizaine de
jours avant sa mort, Johann Sebastian a recouvré la vue durant plusieurs
heures. La nécrologie a été rédigée par Carl Philipp, certes (avec le concours
de Johann Friedrich Agricola, l’un des élèves chéris de Bach), nous n'en préférerons pas moins croire que le Maître a pu profiter de ces quelques heures pour rédiger sa triple fugue (qu’il avait certainement en tête), mais que le répit a été de trop courte durée pour qu’il puisse en
achever la rédaction. Ce point de vue a un grand avantage (outre celui de nous épargner la difficile tâche de trouver une explication plausible à un éventuel mensonge de Carl Philipp) : celui de ne pas laisser le monde avec la question
insoluble de l’inachèvement de l’œuvre (on a imaginé par exemple que le ou les
derniers feuillets auraient disparu, ce qui est incompatible avec le fait que les
dernières mesures ‘’s’effilochent’’, les voix s’évanouissant les unes après les
autres ; ou encore que Bach aurait fait exprès de laisser l’œuvre
inachevée, un peu comme il aura pu proposer des canons sans en donner la solution…).
Pour des raisons qui tiennent aux
connaissances que l’on peut avoir de la genèse de l’Art de la Fugue, et que
nous n’exposerons pas ici, admettre que Bach ait pu écrire cette triple fugue à
la toute fin de sa vie met assez à mal son éventuelle appartenance à l’Art de
la Fugue. La question de cette
appartenance est débattue comme on sait avec, de part et d’autres, des
arguments convaincants. Ainsi, pour Gustav Leonhardt, elle n'en fait tout simplement pas partie. D’autre part,
Leonhardt entend démontrer que l'Art de la fugue a été destiné au clavecin. Disons
au passage que la façon dont le grand claveciniste néerlandais écarte la
candidature du clavicorde, pour l’unique raison que l’inventaire après décès n'en mentionne pas, nous semble contestable et est, de fait, en
contradiction avec au moins une source émanant d’Agricola, le montrant
pratiquant cet instrument : disons qu'un clavicorde est un instrument facile à emporter et donc à soustraire à un inventaire (avant ou après le décès, avec le consentement du propriétaire dudit instrument, ou sans), et que l’appétence fort équivoque de Leonhardt pour le clavicorde
n’est peut-être pas sans avoir influencé son raisonnement. Pour le reste, la
thèse de Leonhardt est, comme on pouvait l’attendre de sa part, solidement
étayée.
Pour en revenir au propos général de notre
article, et sans vouloir faire entrer la triple fugue inachevée dans l’Art de
la Fugue, si cette fugue a été pensée avec, avant tout, le clavecin en
tête, cela signifie que le fameux 3ème sujet de la fugue, sur le nom
de Bach (si bémol – la – do – si naturel), est énoncé au beau milieu,
géométriquement parlant, du clavier sol-ré :
Ce qui, en admettant que cette fugue ait
été écrite par Bach quelques heures avant sa mort, acquerrait une force qui
serait à peine de ce monde… Il y a plus : si l’on examine le 2ème
sujet, on s'aperçoit que celui-ci s’enroule autour de la tonique ‘ré’, et donc sa réponse,
que voici, autour de la dominante ‘la’ :
Comme on peut le voir, l’ambitus de cette
réponse est la 9ème mi – fa, au centre de laquelle se trouvent les
notes si bémol et si naturel... A y regarder de plus près, le centre même de ce
2ème sujet, sous la forme de sa réponse, est donc occupé par les
quatre notes formant le nom de Bach, c'est-à-dire le 3ème sujet. Hasard peut-être, qui ferait alors bien
les choses comme on a coutume de le dire. Mais, fortuit ou pas, le fait demeure. Ainsi, au
seuil de l’éternité, la Divinité qui, dit-on, n’aide jamais qu’à proportion de
l’aide que l’on s’est apporté à soi-même, aurait alors offert à son plus grand
chantre et à l’un des plus gros travailleurs de l’histoire de la musique, un
ultime cadeau…
Voir par
exemple Ruth Tatlow, Bach’s Numbers, Cambridge University Press, 2015, p.
62-64. Nous remercions Robert Marshall d’avoir attiré notre attention sur cet
article (et Mark Kroll de nous avoir mis en relation avec Robert Marshall, à qui nous devons quelques autres renseignements précieux).