jeudi 22 août 2013


Préambule du traducteur

Jouer du clavecin avec expressivité de Mark Kroll
(paru au Tourdion le 10 juin 2014)






« Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu'on ne me fît savoir
Que ce qu'avec clarté l'on peut me faire voir. »
(Molière, Le Misanthrope, acte III, scène 4)







Avant de parler de l'expressivité du clavecin, il ne serait peut-être pas superflu de rappeler le caractère profondément émotif de l'art baroque lui-même. Au XVIIe siècle, les passions n'étaient pas un vain mot. Un philosophe de la stature de Descartes pouvait leur consacrer un traité entier. Puis l'art évolua au cours du XIXe siècle, puis au début du XXe... La musique baroque était alors perçue sous de nouveaux prismes. L'intérêt pour ce répertoire était devenu le fait de musiciens très éduqués, aux idéaux élevés, mais qui de ce fait délaissaient parfois un peu les côtés plus affectifs de la musique. Souvent, les œuvres baroques étaient d'abord examinées sous l'angle de leur structure, et ensuite seulement sous celui de leur signification profonde. Enfin vinrent ceux que l'on appela les ''baroqueux'', et il fallut toute leur sagace ténacité pour que l'on redécouvre progressivement, au cours du XXe siècle, que l'expressivité était la raison d'être même de cette musique1. Les secrets de la rhétorique furent percés. L'opéra baroque fut réhabilité, lui qui avait été si décrié. Jean-Sébastien Bach, certes, n'en avait pas écrit. Lui s'en désolait : ce n'était pas le désir qui lui avait manqué mais l'opportunité !

UN LECTEUR – C'est entendu, Monsieur le claveciniste, la musique baroque est un art éminemment expressif. Mais qu'en est-il de votre instrument ?

LE TRADUCTEUR – À cela, Mark Kroll répond dans son livre : croyez-vous que tant de compositeurs de cette période auraient confié au clavecin tant de manifestations de leur génie s'ils n'avaient été persuadés que cet instrument pouvait être un très honorable porte-parole ? Très honorable, c'est-à-dire restituant aussi bien leurs idées que les affects qui leur sont associés. Ce serait faire injure à Couperin, à Bach et à tous les autres que de penser qu'ils auraient pu confier leurs chers émois, tout autant que leurs belles pensées, à des boîtes sans âme.

L. – Bien, je vous accorde le bénéfice du doute... provisoirement ! Admettons donc un instant : le clavecin est un instrument sensible. Mais d'où vient alors que l'on ne s'en aperçoive pas toujours ?

T. – Eh bien, faute d'utiliser les techniques adéquates, celles-ci n'ayant, au clavecin, rien d'intuitif, de spontané ou d'immédiat.

Alors, en quoi réside, au clavecin, la solution à cette question centrale de l'expressivité ? Mark Kroll le dit en substance, dès la première ligne et en une phrase : au clavecin, on joue avec le temps, sans cesse, faute de pouvoir jouer sur les intensités (ou si peu)2. Mais attention : il est essentiel d'ajouter tout de suite avec l'auteur que, si l'on veut dégager tout le potentiel expressif du clavecin, il est nécessaire de jouer avec le temps de multiples façons et pas seulement en usant exclusivement du rubato comme on l'a fait au début de la redécouverte du clavecin, dans la première moitié du XXe siècle, et comme on le fait encore parfois aujourd'hui. Le rubato ne doit pas être considéré comme la panacée, au clavecin, sinon il dégénère en maniérisme. Son usage est souvent d'un grand intérêt, certes, mais à la condition d'être subtil3Il devient intempestif et artificiel si l'interprète lui fait porter toute la responsabilité de l'expressivité au clavecin. À trop vouloir être émouvant, d'ailleurs, l'on n'est bien souvent qu'éprouvant

L. – À quelle autre utilisation du temps peut-on recourir, alors, si l'on doit modérer son usage du rubato ?

T. – On peut par exemple jouer sur la vitesse des arpègements, ou sur celle des simples décalages. Ou encore jouer, selon les cas, un événement sonore exactement sur le temps ou, au contraire, au fond du temps, c'est-à-dire avec un soupçon de retard. Et surtout, et surtout : on a recours à l'articulation. Notez bien qu'en musique le terme ''articulation'' désigne tous les rapports possibles de connexion entre deux sons : ceux-ci peuvent être très détachés, séparés par un imposant silence ; mais ils peuvent aussi, au contraire, être totalement fondus, un son allant se mélanger à celui qui l'a précédé et qui résonne encore. Et tous les degrés entre ces deux extrêmes sont admissibles4.
 
Mark Kroll nous explique l'intérêt fondamental de l'articulation, mais aussi les modalités de son application et les moyens de la travailler. L'ouvrage que vous avez sous les yeux se veut en effet résolument pratique, et aussi clair que possible, même s'il n'exclut pas, au besoin, des réflexions théoriques. Cette façon d'écarter les spéculations détachées de la pratique me rappelle cette phrase de Balzac: « Travaillez ! Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main. » Ce va-et-vient entre la théorie et la pratique me fait surtout songer au Discours de la méthode6 de Descartes, dans cette volonté d'établir des certitudes à partir d'une mise à plat des éléments les plus simples (legato de base, puis éventail d'articulations de part et d'autre de ce legato de base, etc.) pour aboutir à des considérations d'un grand raffinement. Il y a aussi du François Couperin dans le choix d'axer le livre sur la recherche de l'expressivité : le fameux Art de toucher le clavecin est, à y bien regarder, principalement un art de toucher les auditeurs... La préoccupation première de Couperin était en effet, de toute évidence, d'«arriver à rendre cet instrument susceptible d'expression », comme il le dit lui-même dans la préface à son Premier livre de pièces de clavecin.

L. – N'est-il pas un peu exagéré de convoquer, pour tenir compagnie à Mark Kroll, dont je conçois bien par ailleurs que vous appréciiez le travail, deux des plus grands esprits dont la France puisse s'enorgueillir ?

T. – Peut-être, sûrement même ! Quoi qu'il en soit, il me semble évident que le présent livre apporte une contribution importante à la pédagogie du clavecin. Ce n'est pas, cependant, que l'auteur ait la prétention d'apporter des réponses fermes et définitives à tous les problèmes7, ni qu'il ignore que tout bon savoir est un savoir que l'on pourrait qualifier de ''biodégradable'', et qu'au contraire tout savoir qui s'installe devient à la longue dogmatique, conduisant à une certaine rigidité mentale. Antoine Geoffroy-Dechaume, auteur du seul livre technique sur le clavecin8 paru jusqu'ici en français, avait la même humilité.

L. – Dites-moi encore une chose, une dernière, voulez-vous : pourquoi, si l'on souhaite faire ces progrès dont vous parlez, pourquoi ne pas s'adresser à un professeur ? Il n'en manque plus tellement dans notre pays, maintenant

T. – Un livre et un professeur ne s'excluent pas mutuellement. Cet ouvrage peut, sinon remplacer, du moins préparer, accompagner ou prolonger le travail avec un professeur. Je vous confierai, par exemple, que bien qu'ayant fait des études de clavecin menées à leur terme, si tant est que ''terme'' ait un sens en la matière, il y a des notions dont je n'avais pour ainsi dire jamais entendu parler. C'est le cas par exemple du relâchement non-simultané des touches lorsque l'on joue des accords : ce fut une révélation. Et puis, est-il déraisonnable d'avoir sous la main, à tout instant, l'ensemble des notions nécessaires pour bien jouer du clavecin ? Pourquoi se priver d'un compagnon sûr à la maison ? Ceux et celles qui sont toujours à la recherche de moyens pour améliorer leur jeu ne souhaiteront pas, j'en suis sûr, que pour une occasion d'une telle importance, on leur fasse passer la plume par le bec9.


Pascal Tufféry, claveciniste



  1. 1. Orphée, celui-là même qui faisait pleurer les pierres et fléchir le dieu des enfers, pourrait être considéré comme la figure tutélaire des compositeurs baroques. Le choix de ce héros par Monteverdi n'est nullement un hasard.

    2. Un autre principe essentiel du clavecin, énoncé par Mark Kroll, est la nécessité d'accorder toute son attention aux choses accomplies avant que le son ne soit émis. La note une fois jouée, on ne peut plus faire grand-chose pour elle ! Du reste, c'est le destin de tout geste musical, mais à un degré moindre il est vrai s'agissant de la plupart des autres instruments. Le son n'est jamais en effet que le dernier ''domino'' d'une chaîne, c'est pourquoi la tâche de tout musicien est d'agir, en amont, sur les intentions et les gestes qui font naître l'événement sonore. Le son, en tant que résultat de nos gestes, ne nous appartient plus : il appartient à tous.

    3. Ah ! qui dira la nécessaire subtilité au clavecin? Gautier de Châtillon, dans son Alexandreide (autour de 1180), l'aurait pu, sans doute... si l'instrument avait été inventé : « ...incidis in Scyllam cupiens vitare Charybdin... ». Charybde d'un côté, Scylla de l'autre. Le ''trop'' et le ''pas assez'', et l'épaisseur d'une lame entre les deux. Ou encore, puisque l'on parle de lame, le maître d'armes dans Scaramouche, film de George Sidney (1952) : « N'oubliez jamais ceci : l'épée est comme un oiseau. Serrez avec excès et ça l'étrangle. Ne serrez pas assez et il s'envole. En escrime, on se sert des doigts, pas du poignet. ». Les doigts et non le poignet, la détente et l'élan conjugués : parfaite leçon de clavecin !

    4. Il faut être beaucoup plus prudent dans le mélange des notes non harmoniques au piano, et plus encore à l'orgue.

    5Honoré de Balzac, Le Chef-d'oeuvre inconnu, édition J'ai lu, collection Librio, page 20.

    6. Ou pour mieux dire, selon nous, au discours que Descartes a intitulé De la Méthode.

    7. Ainsi formule-t-il l'idée, manifestement paradoxale, qu'un crescendo peut être suggéré en détachant de plus en plus les notes ou, au contraire, en les liant de plus en plus (et inversement pour un decrescendo bien sûr). Qu'est-ce à dire ? Diablerie ? Non, mais il y a bien un paradoxe de l'articulation. Suivez-moi bien : une note paraîtra moins forte si elle survient dans la résonance de la note précédente (si elle est ce qu'on appelle surliée). Mais, d'autre part, l'accumulation de notes surliées génère un crescendo. Il ne s'agit pas là d'une illusion, d'une suggestion : plusieurs notes ensemble sonnent plus fort qu'une seule ! (Et nous ne parlons pas des résonances sympathiques et de l'enrichissement harmonique du fait du plus grand nombre d'étouffoirs relevés.)

  2. 8. Antoine Geoffroy-Dechaume, Le Langage du clavecin, éditions Van de Velde, Paris, 1986.

    9. «On dit aussi, passer la plume par le bec à une personne, pour dire, le frustrer adroitement de quelque chose. » (Le Dictionnaire de l'académie française, 1694). Ainsi Argante, dans Les Fourberies de Scapin, acte III, scène 5 : « Nous verrons cette affaire, pendard, nous verrons cette affaire, et je ne prétends pas qu'on me fasse passer la plume par le bec. ». 







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